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Mon corps a dit "stop"

  • Photo du rédacteur: Julien Duvivier
    Julien Duvivier
  • 9 mai 2023
  • 3 min de lecture

Une femme de 28 ans fait son retour au bureau après deux mois d’absence. D’un pas conquérant, montée sur ses nouveaux escarpins, elle revient dans cette grande entreprise qui depuis trois ans la façonne. Pour se prémunir contre les questions importunes et anticiper tout surcroît d’intrusion par cette présence managériale omnisciente dont elle sent l’emprise, juste là, pesant sur son estomac depuis la veille au soir, elle a préparé la formule que voici : « Mon corps a dit STOP ». Imparable sentence, sans appel : c’est son corps qui a parlé. Ce corps dont elle réaffirme qu’il est sien. Ce corps qui semble pourtant lui être étranger, victime anonyme d’un mal dont la banalité est encapsulée sous le doux nom de burn out. Ce mal dont personne au fond, pas même elle, ne semble être responsable.

Comme pour lui signifier que son bien-être est au cœur des préoccupations de l’entreprise, on lui a confié un nouveau poste. Du sur mesure. Une trouvaille géniale dont l’auteur restera anonyme, mais qui vaut son pesant d’or. On l’a nommée – attention, décollage imminent – Happiness manager. Même les laissés pour compte de la novlangue managériale l’auront compris : c’est bien à cette jeune femme fragilisée qu’est confiée la tâche de manager le bonheur. Manager, c’est-à-dire conduire, faire agir avec la main. Comme on gère une chaîne logistique, un livret A ou une épicerie, la voici propulsée gestionnaire du bien-être de ses collègues. Au même titre qu’auparavant, elle conduisait des projets et en mesurait la réussite par des indicateurs, elle devra désormais mener des personnes vers la félicité laborieuse et en rendre compte par des chiffres attestant de la performance sociale de son activité.

Sortant – non sans soulagement – de cette caverne nauséabonde et délaissant notre héroïne pour ne pas sombrer avec elle dans les méandres de ce que Simone Weil qualifiait dans La condition ouvrière de « crime contre l’Esprit », accordons-nous un temps de pause. Pour retrouver un rythme humain. Pour quitter cette cadence, celle d’une économie du néant qui produit du prêt-à-penser en éliminant les détours langagiers inutiles : un émetteur, un récepteur, et entre les deux des mots simples et efficaces, dont l’apparente neutralité cache pourtant une intention coercitive et dont les victimes ne sont plus seulement les couches sociales les plus basses, mais également ceux qui les inventent et les manipulent. Un écran de formules dont plus personne n’est vraiment l’auteur, qui enfume l’âme humaine et l’éloigne des joies de la création : trouver les mots justes, nommer le réel, exprimer par les aspérités d’une pensée qui s’égare sa singularité, partager un héritage fait de conventions et de dissonances, bref, autant de possibilités qui sont l’expression d’un « pouvoir d’agir » individuel et collectif.

N’est-ce pas précisément cela qui épuise et tord le ventre de notre jeune cadre ? Ne pas pouvoir nommer le mal subi, moins par manque de mots que du fait de l’omniprésence dans son environnement d’un langage fait de mots-valise, d'anglicismes et d’acronymes. On est alors conduit vers ce que Roland Barthes appelait la « vraie censure », qui consiste moins à interdire qu’à « nourrir indûment, à maintenir, à retenir, à étouffer, à engluer dans les stéréotypes »*. Rouage actif de ce système – son nouveau poste n’en exprime-t-il pas la quintessence ? – elle est alors empêchée de penser le réel, même lorsqu’il vient la rejoindre au plus intime. Impossible travail quand, de la défaillance psychosociale à la quête éperdue du bonheur, tout devient produit standardisé. La femme et l’homme sont alors dépossédés d’un besoin ontologique : celui d’inscrire dans leurs activités la trace dont ils sont porteurs, l’expression fragile et délicate d’une manière unique d'être au monde au sein d’une communauté qui, parfois accueille, parfois réprouve, mais qui regarde et, par là même, reconnaît un semblable.

« Mon corps a dit STOP ». On peut voir dans cette expression le pur déni d’une appartenance au Vivant. Un aveu d’aliénation. Mais prenant encore le temps d’un soupir libérateur, nous pouvons oser croire qu’elle est aussi le germe d’une réaffirmation de la souveraineté d’un corps, sensible et animé, sur ces créations imaginaires – la honte, l’efficience, le bonheur – que nous rendons toutes puissantes et qui nous aveuglent.


Julien Duvivier

Sociologue et psychosociologue des organisations

06.11.97.11.96

---- Texte basé sur des faits réels, publié dans Le Percolateur, numéro #6, janvier 2019 (Journal associatif de l'association Les alternatives catholiques / café-coworking Le Simone, à Lyon) ---- * R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, 1971.

 
 
 

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